01/11/2015

Jean-Michel Jarre : « On a peur de notre futur »


Quatre décennies après “Oxygène”, Jean-Michel Jarre sort un album-phare retraçant, avec des collaborateurs prestigieux, les années électroniques. Cet artiste-éclaireur ne manque pas non plus d’inspiration dans ses combats pour la culture ou l’environnement.

Pourquoi intituler cet album-concept aussi simplement :” Electronica “?"L’objectif était de réunir la famille de la musique électronique depuis quarante ans. J’ai toujours été convaincu que cette musique allait devenir la plus populaire dans le monde, non pas parce que c’est un genre comme le rock, le punk, le hip-hop, mais parce que c’est une autre manière de concevoir la musique, non plus sur du papier comme auparavant. En tant que Lyonnais, la musique électronique c’est comme faire de la cuisine : on cuisine les fréquences de manière très organique avec les mains. Ce n’est pas uniquement cérébral, froid, robotique, comme c’est souvent décrit. C’est en prise avec la matière. À travers Internet et notre quotidien, Electronica pourrait être cette muse du XXIe siècle, comme Elektra (la lumière) l’a été pour le XXe."

Ce voyage « initiatique » reflète également un voyage à travers le temps, non ?

"Mon projet affirme l’idée que la musique électronique a un héritage, une famille, et un futur. Certains ont 20 ans, d’autres ont mon âge, mais il y a chez chacun sur l’album une intemporalité dans leur style immédiatement reconnaissable comme pour Moby, Air ou Christophe (NDLR : sur un second album, à paraitre au printemps). Ce qui en fait un album unique comme aventure humaine et artistique, et sur le partage du processus créatif. À travers cette approche organique du son, ils ont aussi en commun cette jubilation de sale gosse face aux machines et aux instruments."

Reste-t-on, ad vitam aeternam, l’artiste d’un seul genre, voire d’un seul morceau, comme vous avec “Oxygène” ?

"En tant qu’artiste, je pense qu’on reproduit toujours la même chose. C’est très décevant… Prenez Amélie Nothomb, Stanley Kubrick, Jacques Brel ou les Beatles. Des artistes qui disent toujours la même chose : ça s’appelle le style. Quoi que je fasse, il y aura de l’Oxygène dedans… Oxygène, c’était ouvrir la porte vers des territoires vierges, très peu de gens faisaient de la musique électronique à mon époque. Aujourd’hui, un jeune artiste a déjà des références, un héritage de 40 ans ou plus derrière lui. Quand les gens pensent qu’ils ont atteint leur Graal, ils se trompent : une carrière est jalonnée de frustrations et d’espoirs, et c’est ça qui nous fait avancer. Cette éternelle fraîcheur et cette curiosité sont en partie héréditaires : ma mère, même à 96 ans, était encore une « gamine ». C’est une question de caractère."

    

     « Aujourd'hui, il faut qu'on réinvente la science-fiction,  j'essaie de rester optimiste », souligne Jean-Michel Jarre.

Qu’avez-vous hérité de votre père Maurice (célèbre compositeur de musiques de films), même si vous l’avez peu côtoyé ?

"J’ai dû gérer son absence, ce trou noir dans ma vie. C’était abstrait pour moi, à l’époque. Quand j’ai commencé, la musique de films à Hollywood était beaucoup moins sur le devant de la scène qu’aujourd’hui. Je savais qu’il travaillait dans le cinéma, mais j’étais plus marqué par la musique du TNP de Jean Vilar. En fait, cette béance m’a plus marqué affectivement qu’orienté professionnellement vers la musique…" 

Et de votre mère, France, ancienne résistante ?

"Elle m’a tout donné, jouait le rôle du père et la mère. De la Résistance, elle m’a transmis des choses : comme faire la différence entre l’idéologie et le peuple, ne pas confondre par exemple les nazis et les Allemands. Elle m’a vraiment élevé avec un esprit de tolérance, m’a appris à résister avec ses propres principes. C’est pour ça que je n’ai jamais voulu boycotter des endroits bannis à une époque par une intelligentsia parisienne, que j’ai voulu aller jouer en Chine, en Afrique du Sud en plein apartheid, ou à Toulon quand la mairie FN venait de gagner la mairie. Si on prive des gens de culture, de cinéma, de théâtre, alors qu’ils sont déjà privés de liberté, c’est encore pire. C’est un devoir pour un artiste d’aller dans ces endroits-là !"

La musique a-t-elle le pouvoir de changer le monde ?

"Ma musique était interdite derrière le rideau de fer. Elle symbolisait l’évasion et la liberté, ce qui explique la relation incroyable que j’entretiens aujourd’hui avec le public en Russie, en Pologne. La musique instrumentale, comme le jazz à une époque, peut faire bouger les choses."

Il y a quarante ans, vous imaginiez le futur. Correspond t-il à vos attentes ou à vos peurs ?
"À cette époque, on avait une vision poétique du futur, un espoir. On pensait qu’après l’an 2000, on serait des êtres bioniques, mais au sens positif du terme, et puis qu’on aurait un système politique, éducatif, qui marcherait beaucoup mieux. Il y avait un appétit du futur, une gourmandise, et surtout une lumière qui venait devant nous. Après l’an 2000, c’est comme si on était devenus orphelins de notre futur. Notre horizon s’est rétréci, on a peur de notre futur, et nos héros de science-fiction sont les Marvels, c’est-à-dire des héros des années 40 relookés en numérique, un Batman digitalisé. Aujourd’hui, il faut qu’on réinvente la science-fiction, j’essaie de rester optimiste. La société est en train de changer d’axe. Les questions de droite et de gauche sont des notions devenues totalement archaïques. On a besoin de réinventer un autre système, j’espère que ça ne fait pas partie de la science-fiction, mais d’un futur proche."

Par Xavier FRERE | Publié le 01/11/2015

Source: ledauphine

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