24/01/2014

Jean Michel Jarre - « Le concept du tout numérique a vécu… »

11 septembre 2012

Photo © François Bouchery

Artiste ayant fait le plus grand nombre de unes de notre magazine, Jean Michel Jarre a accepté d’être le parrain amical des 25 ans de KR. L’occasion d’un entretien au long cours sur le passé, le présent… et l’avenir.  



KR : Qu’est-ce qui a changé pour toi durant ces 25 dernières années, en matière de création musicale et de technologie ?

Jean Michel Jarre : La naissance de Keyboards Magazine correspond à l’entrée du tunnel. En 87, on est au carrefour de toutes les ambiguïtés. On sort tout juste du monde de l’analogique avec la disparition brutale des grands luthiers de l’électronique que sont Moog ou Theremin, pour entrer dans le concept de l’industrialisation de la musique à la japonaise, illustré par les débuts du CD, c’est-à-dire du 78 tours du numérique ! En réalité, la fin des années 80 marque le commencement d’une réduction sonore. On va d’abord tous croire au Graal du digital avant de passer les 20 années suivantes à couper la musique électronique de ses racines… pour s’apercevoir finalement que 90 % des plug-ins actuels ne sont que des émulations de machines hardware analogiques : compresseurs, EQ, synthés ou piano électriques. Michel Geiss avait fait à ce sujet un gag prémonitoire au début de l’ère digitale dans la revue américaine Studio Sound, en inventant le defectron, qui était censé salir le son numérique trop propre. Du côté de la création, les ambiguïtés n’ont pas manqué non plus… à commencer par l’album Switched On Bach de Walter Carlos sorti en 68, qui a fait croire à tout le monde que le synthé n’était qu’une sorte d’appareil cheap, avec de gros boutons et qui imitait les instruments symphoniques. L’approche allemande qui a suivi avec Kraftwerk et Tangerine Dream, a fait l’apologie de la machine dans le genre « le synthé remplace le compositeur et le musicien » et enfin vers la fin des années 80, la musique électronique a été réduite à un support pour le dancefloor. Ces 25 ans resteront donc à mon avis, une période de défrichage accompagnée d’une régression de la qualité du son. Cette perte n’est d’ailleurs pas que d’un point de vue technique. La chaîne hi-fi qui trônait dans nos salons a été abandonnée au profit de petits HP en plastique merdiques autour du laptop et d’un casque qui ne remplace pas la notion de partage. La sensation des ondes qui se déplacent physiquement dans l’air à partir des enceintes jusqu’à nos oreilles, reste indissociable de la façon dont on va réagir émotionnellement à la musique.

Comment vois-tu les 25 prochaines années ?

D’abord, un de mes vœux est d’avoir rapidement un KR sur iPad qui soit une vraie édition multimédia interactive ! Plus sérieusement, je pense que le concept du tout numérique a vécu, parce qu’on est des animaux analogiques et qu’à moins de faire intervenir la bio-génétique, on aura toujours nos oreilles et nos doigts ! On se dirige donc vers un mode hybride entre l’acoustique, l’analogique et le numérique en HD. À la fin du 21e siècle, on percevra certainement le son de nos smartphones et tablettes, comme les équivalents du poste radio à onde courte du siècle dernier.

Peux-tu nous parler de tes projets de concerts et d’albums ?


Pour les concerts, ça va aller vite, parce que j’ai décidé de faire une pause. Je sors de trois années ou j’ai dû faire 240 dates et j’ai vraiment besoin de revenir en studio où il y a plein de maquettes qui m’attendent. J’ai eu une période compliquée récemment, entre la perte de mes parents et celle de mon éditeur Francis Dreyfus, qui était un élément fondateur dans ma vie et ça n’a pas été évident de me concentrer sur la composition et l’écriture. Je dois dire qu’à ce niveau, la scène m’a fait vachement de bien ! Cette année, j’ai deux albums en chantier, entièrement composés de nouveaux titres, dont l’un très perso qui sera une œuvre de longue haleine, à destination d’Internet et réalisée exclusivement en home-studio. Le second est une collaboration avec des gens de la scène électronique d’horizon très diverses, qui devrait voir le jour, j’espère, d’ici la fin de l’année.

Quelle démarche sonore vas-tu suivre pour les compositions ?

Je travaille entre cet endroit et mon home-studio parisien, au départ minimaliste, bien que je ramène chaque jour de plus en plus de matos ! Je suis un peu revenu des plug-ins, car quand on a la chance de disposer d’un Fairlight, c’est quand même dommage d’utiliser son application sur iPad ! Je me sers par contre beaucoup des sampleurs virtuels comme Kontakt, pour échantillonner mes sons analogiques, que je passe ensuite dans différents traitements ou filtres pour les « patiner ». Paradoxalement, dans cette période où les synthétiseurs à transistors analogiques font référence sur le plan de la grosseur du son par rapport à leurs homologues numériques, la puissance et la chaleur des circuits à lampe n’ont encore pas été beaucoup explorées dans le domaine des musiques électroniques. C’est intéressant de voir qu’un certain nombre de jeunes développeurs américains comme Metasonix, reviennent aussi à l’utilisation des filtres à lampes. Pour ma part, j’ai ressorti des vieux orgues comme le Vox Continental des Doors ou le Farfisa Professionnel que j’utilisais avant Oxygen et que je fais passer dans des pédales. Côté synthé, j’utilise bien sûr toujours le VCS 3 d’EMS, l’ARP 2600 et le Moog modulaire ainsi que pas mal de boîtes à rythmes assez obscures que je collectionne, comme les premières Keio Mini Pops de Korg qui possédaient un haut-parleur ou la petite Drummer Boy très rare, que je partage avec Moby. On est sûrement d’ailleurs les deux plus grands obsédés de BAR et il nous est même arrivé d’enchérir simultanément sur ebay pour un même modèle… avant de se calmer ! Je passe aussi beaucoup plus qu’avant mes machines par des amplis, comme des têtes Marshall ou l’Eko qui a un son super et que j’ai fait midifier pour pouvoir le synchroniser avec Pro Tools.

Dans la continuité de cette approche, qu’utilises-tu comme type de système pour le mixage et la production ?

Depuis qu’on a quitté les Neve et les SSL et que le magnéto est devenu un Pro Tools, on n’a plus que des grosses télécommandes en remote. Du coup, quand l’informatique est éteinte, on se retrouve avec des consoles mortes. Après avoir hésité longuement entre les solutions Digidesign très performantes, mais exclusivement dédiées à la DAW, j’ai finalement choisi de privilégier une solution mixte avec la Digico SD7. C’est une console développée au départ pour la scène, dont deux modèles ont été customisés pour U2 et moi, afin de les tester pour attaquer le marché du studio. Elle possède une ergonomie fantastique entre analogique et numérique, avec des vrais préamplis et une connectique MADI offrant un nombre de pistes illimitées, ce qui va me permettre de réutiliser mes racks hardware qui dormaient depuis des années.

C’est donc une double optique de travail entre l’utilisation studio et les préparations pour le live ?

Dans l’électro, les artistes arrivent souvent avec Live, Logic ou Pro Tools et le challenge consiste surtout à modifier des sessions déjà préparées en studio. J’ai déjà donné dans le genre et aujourd’hui, je trouve que si on vient partager un moment sur scène, la notion de live est fondamentale et ce qui fait la fraîcheur d’un groupe de rock, c’est d’être capable d’improviser, changer l’ordre des morceaux, etc. C’est ce que j’ai voulu faire lors des dernières tournées, contre l’avis de ceux qui pensaient que j’étais complètement malade de me balader avec 60 instruments analogiques, des « Moog » qui se désaccordent, etc. Au final, on a eu des galères, mais pas plus qu’un groupe de rock qui pète une corde et ça les gens le sentent, ils applaudissent, ils sont avec toi. Du coup, tu dégages autre chose sur scène, tu te retrouves en prise directe et ça t’évite de faire du « burlingue » avec un set compressé de la même façon d’un bout à l’autre et une dynamique qui n’évolue pas. La musique électronique a besoin aujourd’hui de retrouver une certaine spontanéité et ne plus se baser uniquement sur une répétition de patterns. Dans mes deux futurs projets, il n’y aura d’ailleurs aucun pattern. Si je dois faire intervenir une boîte à rythmes pendant 7 mn, je l’enregistrerai entièrement. On peut regarder des nuages passer pendant des heures, mais si on recopie une séquence de dix secondes de ces mêmes nuages, on décroche au bout de quelques minutes !

Source: kr-homestudio.fr

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